top of page

- Texte critique de Roger RENAUD, ethnologue, écrivain et poète -

Au fil du temps...

LES  « GAZES Â»

D’abord, dans les gazes de Sabrina, il y a la couleur, seulement la couleur. Une couleur unique, douce et violente, sombre et profonde comme un océan ; à peine soulevée d’un imperceptible frémissement ou semée de traits et de points, qui ne savent pas encore s’ils deviendront des lignes et des formes et lesquelles. On est transporté dans une aube indéfinie des mondes ou dans l’énigme inaltérable de l’être, avant que le jour se sépare de la nuit, avant que le temps naisse, avec ses hasards, ses accidents et ses métamorphoses. Dans un moment d’éternité suspendue, de sommeil éveillé, où le désir sans objet se retrempe en lui-même, où la puissance d’être se ressaisit avant l’effort d’exister.

Et voici que, dans une seconde série de gazes, des signes apparaissent, se répètent et se multiplient, envahissent la surface, se mêlent à la couleur toujours uniforme ou qui se divise maintenant en un clair et un obscur. Ils ne décrivent rien, ils ne sont pas signes pour être interprétés, ils sont signes qui s’inventent et qui suscitent, qui se satisfont de résonner, appelant à ce qu’on les suive. Après l’aube des mondes et de l’être, voici celle du langage, avant qu’il se condense dans des formules apprises et connues de tous. Voici le sens à l’instant où il se crée.

Ce n’est pas un hasard si la configuration de certaines de ces gazes rappelle les peintures des Aborigènes d’Australie ou, pour l’une d’entre elles, les peintures sur sable des Indiens Navajos. Nulle influence, nulle citation, en l’occurrence. Mais, toutes proportions gardées, une communauté d’inspiration : le monde naît avec le sens qu’on lui donne, l’un et l’autre procèdent d’un même mouvement.

Les concrétions graphiques qui viennent ensuite portent bien leur nom. On y retrouve tous les éléments des Å“uvres précédentes : la couleur uniforme, les signes qui s’y superposent. Mais ces derniers, à présent, recouvrent toute la surface ou s’y regroupent en masses compactes. Des continents ou des îles se sont formés sur l’océan indéterminé du sens. Le trait, le point, le signe, se réunissant, se sont faits roc ou cristal. Un monde a pris corps, et la parole, cessant d’être flottante, est devenue récif, est devenue récit, un récit encore tout intérieur et tout d’un bloc.

Tomette-34.jpg

LES  « TOMETTES Â»

Aux couleurs et aux signes plus ou moins abstraits qui prévalent dans les gazes, les tomettes substituent des formes et des objets identifiables. Et, alors que couleurs et signes ne faisaient qu’un avec la gaze et en étaient indissociables, ces formes et ces objets se détachent en relief à la surface des tomettes elles-mêmes qui leur servent de socle, y composant, dit Sabrina, des « fragments d’histoire… Â». Autrement dit, après une plongée vers les origines, vers les fondements de l’être et de la parole, nous voici désormais dans le temps, dans les aventures heureuses ou malheureuses de la vie, en présence d’événements et d’existences distinctes qui s’y croisent.

Pour autant, on n’a pas quitté et laissé derrière soi, pour s’abandonner à l’épisodique et au fluctuant, ce terreau primordial des origines et des fondements. Gazes minéralisées, les tomettes de terre cuite continuent d’y référer. Et, dans leur géométrie et leur teinte invariables, elles ne constituent pas seulement un trait d’union entre les histoires qui se jouent à leur superficie, en faisant les différents chapitres d’un seul livre. Elles les enracinent dans ce qu’elles signifient de permanent et d’intangible, elles les soustraient à l’éphémère pour les inscrire dans un même sens fondamental.

Que disent ces histoires ? Ce sont des rencontres, entre quelques éléments simples, humbles et fragiles, semblables à beaucoup d’autres, comme la vie en produit et en charrie des milliers. Mais ils se rencontrent, et leur rencontre, elle, est unique, au point de paraître, une fois qu’elle s’est opérée, inéluctable. D’où viennent-ils ? Comment et pourquoi se sont-ils réunis ? On ne sait, et la question n’est pas là. Elle est dans ce qu’ils enfantent ensemble, sur cette dalle immuable de terre rouge dont tout procède et dont tout surgit : une histoire. Une histoire qui n’est pas un fragment parce qu’elle serait brisée ou interrompue ; qui est un fragment parce qu’elle commence, parce qu’elle ne s’interrompt en chacun que pour recommencer quand elle en croise une autre, parce qu’elle ne cesse d’éclore, chaque fois nouvelle et inédite, de l’union des uns et des autres. Si les gazes et les concrétions graphiques nous transportaient dans une éternité mythique ou ontologique, c’est au début de contes, tels qu’ils sont une illustration des mythes dans la vie, que nous placent les tomettes : Il était une fois…

LES  « SCULPTURES HABITABLES »

Des titres apparaissent avec les sculptures, en accord avec leur claire individualité et avec la position indépendante qu’elles occupent dans l’espace, affranchie de tout cadre qui pourrait les contenir. Mais l’indépendance résolue qu’elles manifestent ne se résume nullement à cela. Quelle exubérance et quels défis en elles, au premier regard ! Comme si elles s’emparaient du monde pour lui imprimer la forme qu’elles veulent, elles plient à leurs moindres désirs la matière rigide, plate et anonyme du carton, la courbant, l’évasant, l’étirant, lui donnant du volume, la parant de couleurs vives. Et elles n’ont visiblement que faire ni des convenances ni du sens commun ni de ce qu’on s’accorde à tenir pour la réalité : Déesse mère qui se donne des allures de jeune fille ; Nu picassien aux fesses et aux seins de Vénus paléolithique ; Vénus qui présente effrontément son pubis comme un tiroir ; Nu accroupi et Nu assis pareillement provocants ; ou bien meuble centaure, qui va peut-être tout à l’heure partir au galop (on l’en sent capable)…

Il ne faut cependant pas s’arrêter à ce que montrent ces sculptures. Elles ne bouleversent pas l’ordre ordinaire des choses pour en fixer un autre, mais pour mettre les choses en mouvement et les libérer de toute pesanteur. Elles ne sont pas immobiles, elles sont dans l’action. Elles s’élèvent comme des flammes, elles parlent, elles interrogent, elles ouvrent des espaces à la main ou au corps, elles appellent des gestes. Elles invitent à la vie avec elles, sur des lignes, dans des formes, dans des floraisons toutes à inventer. Et, derrière les provocations et les apparences, il se cache, bien sûr, dans cette invitation, une prière, une demande peut-être éperdue. Les déesses-flammes attendent un cavalier qui saura ne pas les éteindre ; le Nu assis, quelqu’un qui ne le prendra pas pour un siège. Et Pierrot voudrait sans doute danser au clair de la lune, au lieu de rester meuble contrefait dans son coin.  En vérité, derrière leur ostentation de postures et de couleurs, sur la scène de théâtre où elles semblent se tenir, les sculptures ont un trésor secret à offrir. Les aubes pures et primordiales des gazes, les contes à poursuivre des tomettes sont quelque part cachées au creux de chacune d’elles. Qui, dépassant l’arbitraire ou la fantaisie ou la comédie des formes, aura le talent de les découvrir, de les partager, de les mettre en vie ? Après les mythes et les légendes, c’est, au fil des jours un poème, à écrire. Du plus lointain au plus proche, Sabrina n’a cessé d’en chercher les mots et d’en tracer la trame.

Roger RENAUD

(Texte écrit à l'occasion d'une exposition retrospective au Centre Culturel Trait d'Union de Neufchâteau, en 2011)

bottom of page